LES FRESQUES DE CASESNOVES

 Ce texte, écrit par Jean Tosti, dans la revue "D'Ille et d'ailleurs, nous relate la rocambolesque histoire des fresques de Casesnoves. Ce récit n'est pas un procès des différents protagonistes, mais simplement une page d'histoire de notre ville. Pour nous retrouver dans le contexte, nous devons nous reporter quelques années en arrière. Nous sommes en octobre 1986.

  •  LA DECOUVERTE

Il faut bien reconnaître que, jusqu'en 1953, personne n'avait guère prêté attention à ces fresques pourtant uniques qui vieillissaient sous la paille et la poussière. Certes, on avait remarqué quelques traces aux murs de la nef, mais personne n'avait deviné la richesse artistique et historique qui ornait les murs de l'abside. Les preuves sont cruelles, mais nous nous devons de les fournir au lecteur, dans un souci d'honnêteté intellectuelle.

Voici par exemple l'abbé Bonet, en 1908

"Sur les murs de la nef, on distingue encore quelques peintures qui, quoique à demi effacées, ne paraissent pas trop banales. Elles remontent sans doute au début du XVème siècle. "

Sautons une quarantaine d'années, et arrivons au livre d'Emile Delonca sur l'histoire d'Ille :

"La chapelle de Casesnoves, ayant cessé d'être consacrée au culte, est tombée en ruines et sert actuellement de grange. Sur ses murs apparaissent encore les vagues restes d'une fresque où l'on devine le dessin d'un cheval. "

Encore faut-il préciser que ces quelques lignes auraient été dictées à l'auteur par Josep Sebastià Pons, comme ce dernier nous l'indique dans un court article publié dans l'Indépendant en 1954, après le scandale que nous allons bientôt évoquer.

 

Bref, personne ne savait vraiment, jusqu'à l'arrivée de Marcel Durliat, alors Conservateur du mobilier historique des P.O. et passionné de fresques romanes. C'est lui qui avait, en 1950, fait apparaître au prix d'un patient grattage, les fresques de Caldegas et d'Angoustrine. C'est lui qui, en novembre 1953, déplaçant poutres et fagots, va découvrir l'incroyable patrimoine conservé dans le sanctuaire de Casesnoves. Il s'agit en effet du plus ancien ensemble de peintures murales découvert en Roussillon, dont Marcel Durliat nous a fourni une description très précise dans le bel ouvrage ARTS ANCIENS DU ROUSSILLON, qui, par une cruelle ironie du sort, fut achevé d'imprimer au printemps 1954, juste au moment où les fresques venaient d'être arrachées. Voici d'ailleurs le texte de M. Durliat

"Le cul de four de l'abside est orné d'un grand Christ en Majesté bénissant de la main droite à l'aide des trois doigts levés, et entouré des symboles des évangélistes représentés dans un cercle sous leur forme animale. Seuls sont encore visibles l'aigle et le lion accompagnés des mots (JOAN) NES et MARCUS. Toute la partie droite de la composition est ruinée, on y lit simplement les débris d'une inscription où nous proposons de reconnaître le vers qui accompagne l'image de Saint Matthieu à Saint Martin de Fenollar.:Ma tEUs na tum de VIRGINE predica t A GNUM

Cette image apocalyptique est limitée à la base par le motif géométrique des hémicycles adossés, déjà signalé à Saint Michel de Cuxa. Elle surmontait d'autres scènes qui se dérou­laient de part et d'autre de la fenêtre centrale, mais qui sont beaucoup trop endommagées pour qu'il soit possible d'en donner le sens. L'inscription explicative, qui se déroulait de droite à gauche, avec des lettres dessinées à l'envers, est tout aussi énigmatique dans son état actuel.

La décoration se prolongeait au-delà de l'abside, dans un embryon de choeur, par une Adoration des Mages qui en est la partie la mieux conservée. Les Rois ploient le genou pour offrir leurs présents ; ils sont vêtus d'une tunique courte et d'un manteau ; ils portent une haute couronne à fleurons. La Vierge, avec l'Enfant sur ses genoux, est installée sous une arcade outrepassée. La bande d'ornementation géométrique précédemment signalée se prolonge ici, avec en dessous d'elle, et de part et d'autre d'une fenêtre, un bête fantastique qui tient de l'oiseau et du batracien, et un saint personnage déployant sur un phylactère une inscription difficile à lire. Il subsiste également, au-dessus de l’Adoration des Mages, les lettres suivantes : TRI l. Nous proposons de rétablir l'inscription qui figure sur le devant d'autel de Saint Marguerite au musée de Vich : s. Maria Mater Domini Nos TRI lesus Christi.

On distingue, sur la face opposée du choeur, une Annonciation plus qu'à demi effacée, dont les deux personnages se dressent sous des arcades également outre­passées, ainsi que la partir supérieure d'une Crucifixion. La Croix potencée est surmontée des images du soleil et de la lune dans des disques. D'un côté, on devine la présence de Longin qui perce de sa lance le côté du Christ, et de l'autre on aperçoit l'éponge au bout d'un roseau, et la Tete d'un personnage qui était peut-être saint Jean.

Sur la voûte du choeur, des anges adoptent une pose des plus acrobatiques pour inscrire leur corps brisé dans un cadre rectangulaire et pour soutenir de leurs mains un médaillon qui devait contenir l’Agneau ou la Main de Dieu.

Les couleurs ne comportent qu'un petit nombre de tons, l'ocre rouge, l'ocre jaune, le rose et le gris-vert, sur fond blanc. Le métier est assez maladroit, mais on retrouve dans le dessin des plis et les traits des physionomies un souvenir fidèle du style étrange et mystérieux des miniatures des Beatus. Les visages surtout sont remarquables : les grands yeux blancs au regard oblique, le long nez semblable à un bâtonnet, le menton absent, les larges plaques sur les joues et les profondes rides du front leur confèrent un caractère farouche.

Casesnoves nous offre pour la première fois la transposition dans le style monumental des vigoureuses créations picturales qui ac­compagnèrent, au cours du Xèmesiècle, le texte que l'abbé Liebana donna du commentaire de l'Apocalypse. Plus encore que le Beatus catalan de Turin, ces fresques montrent combien les manuscrits de Gerone et de la Seo d'Urgel ont présidé à la naissance d'une peinture catalane au XIème siècle. C'est en effet la fin de ce siècle que nous proposons comme date des peintures de Casesnoves, les caractères de l'écriture ne faisant que confirmer les données du style. "

 Si nous nous sommes permis de citer si longuement Marcel Durliat, c'est que son étude est malheureusement devenue un document historique : plus personne depuis n'a pu décrire les fresques in situ et dans leur intégralité. Entre le 22 mars et le 1er avril 1954, Marcel Simon était passé par là et les avait arrachées.

  •  LE SCANDALE

Il ne nous appartient pas de déterminer les responsabilités de chacun dans cette affaire, que nous résumerons en quelques mots : alors que ni l'église, ni les fresques, n'avaient encore fait l'objet d'une demande de classement, le maire d'Ille était entré en contact avec un antiquaire par l'intermédiaire d'une annonce parue dans Le Chasseur Français. L'homme, qui se prétendait à la recherche de vieilles églises abandonnées, était en réalité un "Chasseur de fresques" des plus dangereux.

 Installé à Villeneuves-les-Avignon, Marcel Simon n'en était pas à son coup d'essai, puisqu'il s'était procuré un peu de la même manière des fresques de Sorgues, dans le Vaucluse. Notre homme arrive donc à Ille en Mars 1954, accompagné d'un nommé Joseph Bastide. Installé à l'hôtel par les soins du maire, il se rend ensuite à Casesnoves et visite l'église. Après quelques temps, son jugement tombe : non, l'église ne l'intéresse pas, Il ne veut pas l'acheter, d'autant que certains des co-propriétaires ne semblent guère désireux de vendre. Cependant, il accepterait à la rigueur de faire l'acquisition des restes de peintures qui décorent l'abside. En quelques jours, l'affaire est conclue et les propriétaires vendent les fresques à Marcel Simon pour la somme de 300.000 anciens francs, l'acte étant signé le 22 mars 1954. Puis, c'est l'arrachage, selon une technique nouvelle et particulièrement efficace, et Simon s'en retourne chez lui, heureux on s'en doute, du bon tour qu'il vient de jouer à ces paysans naïfs.

Quelques jours plus tard, la vérité éclate, mais il faut se convaincre de la triste réalité les fresques sont déjà loin. Le 3 avril, un habitant d'Ille vient signaler l'événement à la revue Les Etudes Roussillonnaises. Aussitôt, on tente de contacter Marcel Durliat, alors en voyage à Paris. Ce n'est que le 5 que l'on pourra alerter l'administration centrale et contacter M. Durliat. Aussitôt, celui-ci informe la presse, et son article paru dans l'indépen­dant le 7 avril entraînera quelques jours plus tard la démission du maire. Nous vous proposons de revenir 32 ans en arrière (n'oublions pas que nous sommes en 1986) et de vivre avec nous l'une des semaines les plus agitées de l'histoire contemporaine illoise.

 Et tout d'abord quelques extraits de l'article de Marcel Durliat

 "'...J'avais pris soin d'annoncer ma visite à M. le maire d'llle-sur-Tet, conseiller général des Pyrénées-Orientales, qui daigna prendre grand intérêt à cette découverte et me fit part de son intention d'aider à restituer au culte la chapelle, pour en faire le but des promenades dominicales des habitants de la ville.

Afin de ne pas éveiller des espoirs inconsidérés chez les propriétaires de la cha­pelle, M. le maire me pria de surseoir à une mesure de classement qui n'aurait pu qu'éveiller des cupidités et entraver les démarches qu'il allait entreprendre pour rendre à la collectivité ce que nous n'étions encore que deux à admirer. J'acquiesçai de bonne grâce, remettant à la protection du premier magistrat municipal ces richesses historiques qui étaient en fait, sinon en droit, propriété de la communauté des habitants.

En réalité, M. le maire n'eut rien de plus pressé que d'alerter un amateur de chapelles abandonnées et d'ermitages bien situés...

...L'amoureux des abbayes solitaires n'allait pas tarder à s'intéresser bien davantage aux fresques qu'aux pierres et il envoya deux spécialistes déposer et transporter l'objet véritable de ses recherches. M. le maire, toujours obligeant, prit soin de conduire lui­-même à l'hôtel ces honnêtes artisans et assista, sans prévenir personne, à l'arrachage des chef-d'oeuvre.

On croit rêver ! Durant une semaine, le méfait journellement s'accomplit à la connaissance du protecteur-né au patrimoine communal. Oh ! certes, pas de malhonnêteté caractérisée. On se croit très habile. Deux propriétaires consentants (on ignore ou on feint d'ignorer l'existence des autres), pas d'arrêté de classement (le fonctionnaire responsable s'en désintéresse, dit-on), des espèces sonnantes régulièrement comptées pour les propriétaires. Que demander de plus ?

.. C'est ainsi que par la grâce de M. le maire d'llle, qui pousse la complaisance jusqu'à prolonger la prise de contact de l'amateur d'art avec le Roussillon en organisant une visite de Régleille et de Serrabone (je dis bien Serrabone avec ses marbres et ses peintures murales !), Casesnoves a perdu ses fresques... "

 Voici la réponse du maire à ce véritable réquisitoire. Elle parut deux jours après dans le même journal.

"L'honnête homme que je suis ne peut pas laisser passer sans protester les insinuations malveillantes dont je suis victime de la part de M. Durliat, et je tiens, en ce qui me concerne, à mettre les choses au point.

Courant novembre, j'avais accompagné M. Durliat à Casesnoves, et ce dernier a découvert dans l'ancienne église transformée en grange depuis plusieurs siècles des traces de peintures qui, selon lui, avaient de la valeur.

Je dois dire que personne à llle n'avait jamais parlé de ces peintures, même ceux qui ont écrit des pages sur cet ancien village, c'est assez dire l'importance qu'on y avait attachée à travers les siècles.

Etant désireux de faire de cette vieille église totalement ruinée, il n'y a plus de tuiles sur le toit, les murs sont lézardés, ne contenant à l'heure actuelle que du bois, un lieu de pèlerinage en raison de la beauté du site, je m'en étais ouvert à M. le curé d'Ille et à un propriétaire voisin : M. Canal.

Ces derniers n'ont pu comme moi que déplorer de ne pouvoir opérer la transformation nécessaire en raison des sommes énormes qu'il faudrait dépenser.

M. Durliat m'a indiqué qu'il serait possible de faire classer cette ruine en raison des restes de peinture qui s'y trouvaient, je m'en suis montré heureux... mais je n'ai jamais dit à M. Durliat, comme il le prétend, de surseoir au classement projeté...

Le temps passa sans que M. Durliat demande le classement et, un jour que je con­sultais, car je dois indiquer que je suis agent im­mobilier, la rubrique d'offres et de demandes au Chasseur Français de janvier dernier, j'ai lu à la page 22 l'annonce suivante

"Achèterais ancienne abbaye, église dé­saffectée, même en mauvais état ou transfor­mées en habitations, région indifférente. "

(Suit le texte de la réponse envoyée par le maire à M. Simon)

Mon correspondant est venu sur place et effectivement je l'ai conduit à l'hôtel comme je le fais pour tous mes clients quand l'occasion s'en présente.

Il est encore exact que sur sa demande j'ai accompagné ce monsieur aux ruines de Regleille et à Serrabonna, ne pensant pas que cela pourrait déplaire par la suite à M. Durliat. Il est exact aussi que je me suis rendu chez le notaire comme je le fais pour chaque vente pour rechercher l'origine de propriété. Mais la vente n'a pu se conclure, certains propriétaires ayant refusé de céder leur part, préférant conserver ces murs pour y entreposer du bois de chauffage.

Par la suite, le monsieur dont je ne connais pas encore à l'heure actuelle la profession est revenu et a traité avec les héritiers de l'achat des restes de peintures se trouvant dans la chapelle et les a enlevés...

Si M. Durliat avait fait classer les peintures comme il l'avait dit, elles seraient certainement encore en place, et que l'on se rende bien compte qu'il s'agissait de peintures auxquelles jamais personne n'avait fait attention, qui appartenaient à des particuliers, qui se trouvaient dans une ruine non classée et que les propriétaires étaient parfaitement en droit de vendre.

Je ne perdrai pas mon temps à répondre à M. Durliat, mais je voudrai qu'il réfléchisse, malgré tout le dévouement qu'il porte aux vieille choses, au mal qu'il a tente de me faire et qu'il sache que je ne me suis jamais livré durant mon existence, à de louches compro­missions. "

 Nous laisserons au lecteur le soin de choisir qui a raison dans l'histoire. Le Conseil Municipal d'Ille avait en tout cas choisi son camp et, réuni en séance extraordinaire le 9 avril, il décide de se désolidariser de son maire.

"Le Conseil Municipal de la ville d'llle sur Tet, convoqué en réunion extraordinaire en la mairie le 9 avril 1954 à 16h, au sujet de la disparition de Fresques Romanes découvertes dans l'ancienne église de Casesnoves par M. Durliat, professeur, décide

1°) De se désolidariser d'avec M. le Maire au sujet de cette affaire;

2°) De faire tout ce qu'il sera en son pouvoir pour faire restituer à la ville d'Ille les Fresques Romanes disparues;

3°) De remercier M. Durliat pour tout le travail qu'il a fourni en vue de retrouver ces fresques ;

4°) De désigner une commission pour aider M. Durliat dans toutes ses démarches en vue de la restitution de ces fresques à Ille-sur-Tet.

Cette commission aura la composition ci- après : Président : M. Gély Lucien ; Membres : MM. Obert Joseph, Gandou René, Labau Maurice, Paillés Louis, Calvet Marcel, Galia Louis et Viala Maurice. "

 Le 14 avril, la plupart des conseillers municipaux donnent leur démission. Seul contre tous, le maire finit par en faire autant le 16 avril, et sera remplacé à la Tete de la municipalité par Lucien Gély.

Et Marcel Simon, dans toute cette affaire ? Notre amateur d'art se porte très bien et semble tout heureux de la publicité qui lui est ainsi faite. Il pose complaisamment pour les hebdomadaires PARIS-MATCH et RADAR, et répond de bonne grâce aux questions des journalistes :

"Je me suis rendu acquéreur de ces fresques de la manière la plus régulière. La chapelle de Casesnoves est, depuis le 12 février 1842, la propriété indivise de trois familles de cultivateurs d'Ille-sur-Tet et l'acte de vente porte les trois signatures de MM. René Margail et Elie Clavère, et de leur beau-frère. J'ai l'intention de conserver ces fresques dans ma villa de Villeneuve-les-Avignon, à moins qu'étant donné leur valeur un musée national ne désire en assurer la conservation. "

 La vaste campagne de protestation entamée à l'échelon départemental, répercutée par la grande presse nationale, ne l'émeut nullement; il est sûr de son impunité et la suite des évènements lui donnera malheureusement raison.

  

  •  D'UN PROCES A L'AUTRE OU L'HISTOIRE D'UN LONG COMBAT


Quelques temps après l'arrachage des fresques par Simon, l'optimisme était de ri­gueur dans les milieux culturels roussillonnais. Toutes les mesures utiles ayant été prises, on ne doutait pas que l'oeuvre du primitif catalan du XIème siècle regagnerait bientôt les murs qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Voici par exemple la revue Les Etudes Roussillonnaises

"Que tous les amis de l’Art, en Roussillon et au-delà du Roussillon, se rassurent. L'affaire des fresques de Casenoves est en bonne voie et nous croyons pouvoir leur donner l'assurance que l'oeuvre réintégrera sous peu son lieu d'origine. "

 Il faut dire qu'en 1954 on croyait peut-être encore à la célérité de la justice et à l'intégrité de tous les marchands d'oeuvres d'art ; on croyait aussi que les hautes autorités culturelles françaises mettraient tout en oeuvre pour défendre le patrimoine roussillonnais; bref, on se nourrissait d'illusions d'autant plus grandes que les circonstances semblaient favorables au retour des fresques. Dès le 5 avril 1954, elles avaient fait l'objet d'un embargo aux frontières. Le 27 mai 1955, le tribunal de Prades avait condamné Marcel Simon à la restitution des fresques arrachées par lui aux de l'église de Casesnoves et à leur remise en place à ses frais : l'argument essentiel du Tribunal était que "les fresques constituent par excellence un immeuble par destination et que, si elles ont été arrachées avec le consentement de deux propriétaires, ce fait ne peut suffire à leur conférer un caractère mobilier, par suite du défaut de consentement de deux des propriétaires indivis à l'égard de qui les fresques conservent de toute évidence leur caractère immobilier. "

 En effet, le maire d'Ille et l'antiquaire vauclusien avaient négligé de contacter l'ensemble des co-propriétaires de la vieille église ; cela permettait donc à celles que les délibérations appellent souvent "les dames Margail" d'entamer des poursuites judiciaires qui n'ont pas cessé depuis lors, malgré les pressions parfois alléchantes de l'antiquaire Simon. Mais au fait, pourquoi les fresques ne sont-elles pas revenues à Ille après le procès de 1955 ? Pourquoi les Dames Margail sont-elles encore aujourd'hui obligées de plaider, soutenues par la Mairie d'Ille et par la Chambre de Commerce des P.-0. ? C'est ce que nous allons tenter d'expliquer, encore que ce ne soit pas chose facile...

Le lecteur doit d'abord comprendre que lorsqu'on perd un procès et qu'on a les moyens financiers de se défendre, on peut faire traîner les choses et, pourquoi pas, renverser la tendance. Deux procédures sont alors utilisées le recours à une juridiction d'appel et, au besoin, le pourvoi en cassation. Marcel Simon, dans un premier temps, fait donc appel devant la Cour de Montpellier, mais il faudra attendre deux ans pour que Montpellier confirme le jugement de Prades (9 mai 1957). Comment expliquer une telle lenteur ? Il ne nous appartient pas de nous prononcer, mais tout cela a bien arrangé les affaires de Simon en le confirmant dans sa quasi-certitude d'impunité. La Presse elle aussi s'est étonnée et n'a pas manqué de fustiger les lenteurs judiciaires. C'est ce que firent notamment Le Figaro, la revue Arts, ainsi que l'indépendant en janvier 1957. Plus grave, à la suite d'une plainte du Service des Monuments Historiques, Marcel Simon, condamné par le Tribunal Correctionnel d'Avignon à 72.000 F d'amende et 500.000F de dommages et intérêts (il s'agit d'anciens francs et donc d'une somme minime même pour l'époque), verra sa peine réduite par la Cour d'Appel de Nîmes. Et les Monuments Historiques n'intenteront aucune nouvelle action. Décidément, que de complaisances !

 Les chasseurs de fresques n'ont plus qu'à continuer leurs prospections par le biais des petites annonces. Voici, relevé par Arts en 1957, ce texte paru dans une revue "au tirage fort impressionnant" :

"Achèterais anciennes chapelles, églises désaffectées XIème ou XIIème siècle, même mauvais état ou transformées en habitation, ayant, à l'intérieur, vestiges peintures murales. Région indifférente. "

Pourtant l'action continue, notamment à Ille, où en 1959, aussitôt après son élection, le nouveau maire Maurice Iché signe une résolution qui "proclame, une fois de plus, que cette affaire deux fois jugée ne saurait comporter qu'une seule solution honorable de nature à satisfaire à la fois la morale publique et l'intérêt bien compris de l'art : le retour des fresques à leur lieu d'origine, c'est-à-dire dans la chapelle de Casesnoves dûment classée et effectivement protégée".

Sommé de rendre les fresques de Casesnoves, Marcel Simon, aujourd'hui décédé, ne le fera jamais. Et quand bien même aurait-il voulu le faire qu'il ne l'aurait sans doute pas pu, puisqu'elles étaient au moins en partie déjà vendues en 1955. Et cela, de la façon la plus légale du monde, apparemment, chez un antiquaire parisien ayant pignon sur rue, au vu et au su des autorités compétentes.

 L'acheteur était un industriel suisse revenu des Etats-Unis où il avait mené l'essentiel des ses activités, Werner Abegg. Il semble avoir acheté une partie des fresques en février 1955, dans une galerie parisienne où elles étaient présentées sur un support de plâtre avec l'indication : "Provenance Pyrénées-Orientales". Après l'achat, les fresques sont demeurées deux ans en dépôt chez l'antiquaire, temps nécessaire aux formalités de l'exportation d'oeuvres d'art. L'antiquaire les aurait proposées à des musées français qui n'en auraient pas voulu. Bref, rien que de très légal si les choses se sont réellement passées ainsi. En fait, nous avons des doutes sur la sincérité de l'antiquaire lorsqu'il écrit de façon trop vague : "provenance Pyrénées-Orientales" Par contre, Werner Abegg a pu réellement se laisser abuser, même si cet amateur d'art a eu certainement connaissance des articles publiés l'année précédente dans la presse française de grand tirage (Paris-Match et Radar) à propos de Casesnoves. Mais, en 1955, dans cette galerie parisienne, les fresques les plus abondamment reproduites dans la presse ne sont pas en vente : ni le Christ en Majesté, ni l'Adoration des Mages ne sont là. Werner Abegg achète l'Annonciation, la Crucifixion et un Ange, fragments dépareillés ou très abîmés, et personne n'y trouve rien à redire.

 Ayant fait construire à Riggisberg, dans le canton de Berne, une fondation qui porte son nom, Werner Abegg lui lègue les fresques en 1963, et elles y seront exposées ensuite sans que personne, jusqu'en 1978, n'ait signalé leur origine exacte (du moins à notre connaissance). Simon et ses partenaires (nous n'osons parler de complices) avaient bien mené leur barque : la partie la moins compromettante vendue le plus tôt possible, le reste fut sans doute "gelé" pendant plusieurs années, en espérant que l'oubli faciliterait des transactions ultérieures.

  •  1978: L'AFFAIRE REBONDIT

Marcel Simon étant mort sans jamais restituer les fresques ni donner le moindre renseignement à leur sujet, l'affaire s'enlisait et l'espoir s'était peu à peu éteint en Roussillon. C'est un article paru en Suisse en 1978 dans la revue Genava, qui allait lui donner son second souffle. L'auteur, Janine Wettstein, nous y apprend que toutes les peintures dérobées à Casesnoves sont entreposées en Suisse. Le Christ en Majesté et l'Adoration des Mages sont au Musée d'Art et d'Histoire de Genève, les autres fragments se trouvant comme nous l'avons déjà dit à la Fondation Abegg, près de Berne.

 L'opinion roussillonnaise s'émeut, et un premier article paraît dans le mensuel Truc en décembre 1978. L'auteur y souligne l'énorme responsabilité, selon lui, du conservateur du Musée de Genève qui a pris le risque d'acheter une oeuvre dont il n'aurait jamais dû ignorer la provenance frauduleuse. Le thème est repris par l'hebdomadaire suisse Tout va bien, et aussi par le quotidien Libération dans lequel Maryse Lapergue, selon son habitude bien sympathique, ne mâche pas ses mots : selon elle, il y a eu vol, donc il y a recel. Quel vilain mot ! C'est est trop pour le Musée de Genève, qui intente et gagne un procès en diffamation contre Libération. Il faut dire que Libé était alors la bête noire de la justice parisienne et accumulait les procès perdus.

 Ce procès perdu a en tout cas réveillé l'opinion : Pierre Ponsich, Camille Descossy, Marcel Durliat et Jean Beluch viennent témoigner à Paris, et surtout l'action s'organise à Ille. La mairie dirigée par Lucette Pla-Justafré met en circulation une pétition réclamant le retour des fresques. Parallèlement l'Association des Amis du Vieil Ille édite avec le concours du Syndicat d'Initiative une petite brochure intitulée Casesnoves. De nouvelles actions judiciaires se préparent, l'espoir renaît.

 Pour en revenir au musée de Genève et à son conservateur, il nous faut essayer de préciser dans quelles circonstances ils ont acquis les fresques, et constater encore une fois que, dans la forme sinon dans le fond, tout a été parfaitement légal : l'opération s'est faite en 1976, auprès d'un antiquaire zurichois à l'abri de tout soupçon, selon la formule traditionnelle. Le Musée de Genève a averti le Ministère des Affaires Culturelles français de son intention de se porter acquéreur des fresques, si toutefois elles n'étaient pas classées et n'intéressaient pas les autorités culturelles françaises. Or, il semble bien que, si la chapelle et le reste des fresques qui s'y trouvent sont bien classées au titre des monuments historiques depuis 1956, rien ne fait mention des fresques arrachées par Simon.

 Dans toutes l'affaire depuis ses débuts, on ne peut d'ailleurs qu'être étonné, sinon choqué, par le laxisme des autorités françaises. Lenteurs judiciaires, indifférence administrative ou naïvetés incroyables, tout a été réuni pour faciliter le passage des fresques à l'étranger sans que la bonne foi des acheteurs puisse être légalement mise en doute. Lorsqu'en 1979 André Tourné écrit au Garde des Sceaux de l'époque, Alain Peyrefitte, ce dernier ne peut que lui répondre de façon évasive en lui précisant que Marcel Simon est mort en 1978 et qu'il mène une enquête pour savoir si toutes les dispositions légales ont été prises. Pour le reste, il suggère, ô cruelle ironie, d'entamer des poursuites judiciaires afin de récupérer les fresques.

 Pourtant, en 1971, il avait été demandé à la Direction des Musées Nationaux de bloquer les fresques aux frontières. Certes, il est permis d'envisager que celles-ci avaient passé la frontière depuis plusieurs années déjà. Mais il existait un dossier, et l'on ne comprend toujours pas qu'en 1976, lors des démarches que le conservateur de Genève affirme avoir effectuées, personne en France n'ait rien dit. Ou alors il faut croire que le Roussillon ne fait pas partie de la France, et que la petite ville d'Ille-sur-Tet compte bien peu en regard des intérêts économiques beaucoup plus puissants. C'est une hypothèse que nous n'osons pas imaginer, cela va sans dire !

 

  •  LA SITUATION AUJOURD'HUI (nous sommes toujours en 1986)


On s'en doute, l'action judiciaire continue et les plaideurs ne sont peut-être pas au bout de leurs peines. Ces dernières années, la discussion a tourné autour d'un point capital, déjà évoqué il y a trente ans, celui de la nature juridique des fresques. Si elles sont considérées comme biens meubles, leur situation doit être jugée par les tribunaux helvétiques ; si, au contraire, elles sont des biens immeubles, c'est aux tribunaux français qu'il incombe de se prononcer. Il existe en effet depuis 1969 une convention franco-suisse qui en a décidé ainsi, étant entendu que chaque pays devra ensuite se plier au jugement rendu.

 Pour les juges, il s'agit là d'une situation pour le moins originale et difficile à trancher : apparemment, une fresque est au départ un immeuble par nature, car on l'imagine mal ailleurs que sur le mur où son auteur l'a peinte. Mais, puisqu'on a pu vendre et arracher les fresques de Casesnoves, elles deviennent un bien meuble, disent les Suisses. Certes, mais seuls deux des co-propriétaires ayant accepté de vendre, il est évident que pour les autres les fresques sont un immeuble sinon par nature, du moins par destination : tel est l'avis des plaignants: les dames Margaill, la mairie d'Ille et la Chambre de Commerce des P.-O. Le 18 décembre 1984, la Cour d'appel de Montpellier a donné raison à ces derniers, en considérant les fresques comme des immeubles par destination et en rappelant le caractère irrégulier de la vente de 1954. L'affaire des fresques a dont été jugée au printemps 1986 devant le Tribunal de Grande Instance de Perpignan et les deux musées suisses ont été condamnés à restituer les fresques dans les plus brefs délais. Bien entendu, ils ont fait appel, et nous nous retrouvons dans une situation qui paraît rappeler celle de 1955, à la différence que la partie condamnée n'est plus un antiquaire véreux, mais deux musées respectables et respectés. Si la Cour d'appel confirme le jugement, s'il n'y a pas cassation, on est sûr que les fresques seront restituées.

Cela fait beaucoup de "si", direz-vous, et il est un peu dommage que dans cette affaire la voix de la raison ne l'ait jamais emporté, tous ces procès coûtant très cher aux uns et aux autres. C'est d'autant plus dommageable pour nos amis suisses qu'ils ont vu leur image de marque ternie par des évènements dont ils n'étaient pas vraiment responsables. Quand on sait toute l'aide que Werner Abegg a apportée à certains musées français, on se dit qu'il a été, avec sa Fondation, beaucoup plus une victime qu'un coupable. Il n'empêche que les fresques de Casesnoves doivent revenir, et cela pour diverses raisons

 La première se situe sur un plan purement artistique. Il est en effet aujourd'hui impossible d'admirer les fresques dans leur intégralité une partie se trouve à Riggisberg, une autre au musée de Genève où, aux dernières nouvelles, elle n'était même pas exposée ; la troisième, enfin, est demeurée accrochée aux murs de la vieille église, puisque Marcel Simon n'avait même pas été capable de faire son travail proprement. La reconstitution est donc possible et souhaitable, mais nous la voyons mal se faire ailleurs que sur le site d'origine. En outre, l'amateur d'art sera beaucoup plus sensible à l'intérêt de l'oeuvre s'il peut la comparer aux autres fresques presque contemporaines réalisées dans notre département, et nous pensons ici surtout aux peintures de Saint-Martin de Fenollar.

 La deuxième raison est d'ordre juridique, mais nous en avons suffisamment parlé. Quant à la troisième, elle est d'ordre économique et explique pourquoi depuis tant d'années, la Chambre de Commerce et d'Industrie des P.­0. s'est portée partie civile. Notre région, essentiellement agricole, souffre d'un malaise économique profond et son avenir est loin d'être rose. Le tourisme est donc pour elle un auxiliaire indispensable, et toute perte subie dans notre patrimoine est aussi une perte dans notre économie. Les efforts que nous réalisons au collège Pierre Fouché dans le cadre des P.A.E. (Projets d'Actions Educatives) vont à long terme dans ce sens : permettre aux jeunes qui le souhaitent de vivre et de travailler au pays. C'est aussi l'avis de Maryse Florette, l'infatigable adjoint à la Culture de la mairie d'Ille. C'est bien sûr l'avis d'Henri Soler, notre actuel maire, et de tous ceux qui l'ont précédé. C'est enfin celui de tous les responsables départementaux, quelle que soit leur fonction et leur couleur politique, du moins nous l'espérons.

 La Fondation Abegg et le Musée de Genève n'ont rien à gagner dans cette affaire, et les fresques de Casesnoves semblent aujourd'hui les embarrasser plus qu'autre chose. Un arrangement à l'amiable, sans la moindre condition financière de part et d'autre, serait certainement la solution la plus raisonnable pour tous. Après tout, le Palais de l'Elysée vient bien de récupérer un tableau "disparu" en 1950. Nous avons donc toutes les raisons d'espérer et de ne pas baisser les bras, même s'il n'y a pas à Ille d'Hôte aussi prestigieux qu'un président de la République : Et comme les Suisses ne sont pas pour nous des adversaires mais des amis, nos raisons d'espérer n'en sont que plus fortes.

  •  1997, LE RETOUR DES FRESQUES : une victoire de l'intelligence

Tous ceux qui étaient présents au Centre d'art sacré le dimanche 21 septembre ont ressenti une profonde émotion lorsqu'ils ont découvert les deux grands panneaux représentant l'un le Christ bénissant (ou Pantocrator), l'autre l'Adoration des Mages. Il s'agit en effet des deux plus importants éléments des fresques de Casenoves, volées en 1954 dans les circonstances que chacun connaît.

Les deux panneaux avaient été achetés par le musée de Genève en 1976, après une mystérieuse éclipse d'une vingtaine d'années. Mais, devant les vives réactions suscitées en France par cet achat, elles n'étaient pas exposées, et dormaient dans les réserves du musée.

Nous ne rappellerons pas ici les innombrables procès qui ont opposé Illois et Genevois, l'essentiel des délibérations portant chaque fois sur la question de savoir si les fresques étaient des biens meubles ou immeubles. Il faut cependant reconnaître, que les derniers jugements rendus étaient en notre défaveur, et que la voie légale ne nous laissait plus guère de chances de revoir les panneaux.

Cette impasse judiciaire a pourtant eu du bon, dans la mesure où elle a fait comprendre aux Illois qu'en cette matière la négociation était certainement plus efficace que l'anathème et moins onéreuse que les procès à répétition.

Mais, pour négocier, il faut être deux, et il était difficile d'imaginer que la municipalité de Genève accepterait de se séparer des panneaux au moment même où elle se sentait confortée par la justice française. C'est pourtant ce qui s'est produit, au cours de discussions dont le détail ne nous est pas connu, mais dans desquelles le ministère de la Culture semble avoir joué un rôle très efficace, relayant ainsi les efforts accomplis depuis tant d'années par tous ceux qui, localement, avaient refusé de baisser les bras (nous ne pouvons les citer tous, mais il est impossible de ne pas mentionner Maryse Florette, dont le combat a été exemplaire depuis près de quinze ans).

Ceci dit, il faut reconnaître que, si la situation s'est brusquement débloquée, c'est en grande partie grâce à l'attitude de la municipalité de Genève, qui a pris en l'occurrence une décision exemplaire, à la fois par son courage, par sa générosité, et par son intelligence. Courage d'affronter une opinion publique et une opposition peu désireuses de voir partir un bien artistique de cette importance. Générosité d'accepter l'idée que les fresques de Casenoves puissent être reconstituées dans leur intégralité et présentées dans leur lieu d'origine. Intelligence enfin, dans la mesure où cette démarche va dans le sens d'une conception moins étriquée de la propriété des oeuvres d'art, et pourra servir de modèle partout dans le monde.

Voilà pourquoi il nous a semblé utile de publier dans son intégralité le discours prononcé par le maire de Genève lors de l'inauguration du 21 septembre. Mais, auparavant, rappelons que le combat pour le retour des fresques n'est pas terminé. Il reste maintenant à convaincre la fondation Abegg, elle aussi située en Suisse, de suivre l'exemple genevois et de laisser revenir à Ille les importants fragments qu'elle détient (tout en en conservant, bien sûr, la propriété, ce qui est le cas pour le musée de Genève).

 

Inauguration de l'exposition des Fresques de Casenoves à l'Ille-sur-Tet
Dimanche 21 septembre 1997
Discours de M. Alain Vaissade,
Conseiller administratif chargé des affaires culturelles
de la Ville de Genève

Avec le retour des fresques de Casenoves dans leur lieu d'origine, au milieu de ce beau pays catalan des Pyrénées-Orientales, c'est un long et douloureux feuilleton qui trouve aujourd'hui son dénouement.

C'est surtout un dénouement heureux, rendu possible par une réelle volonté politique commune d'aboutir.

Encore fallait-il placer l'intérêt et l'importance que revêt le patrimoine pour une communauté au-dessus des contraintes - et des limites - qui s'appliquent aux dispositions juridiques actuellement en vigueur.

Ce feuilleton a duré près de 50 ans.

Cinquante années émaillées de tortueuses péripéties juridiques - procès, contre procès et autres jugements contradictoires - dont les médias se sont parfois fait écho, sans se priver de prendre parti et donc, d'attiser la polémique.

En prenant mes fonctions en 1991, quelle ne fut pas ma surprise de lire qu'une certaine presse assimilait le Musée d'art et d'histoire de Genève à l'un de ces nombreux "pilleurs d'art" avides de tirer profit de personnes ignorantes des trésors qu'elles possèdent ?

Mais heureusement, la fin de cette histoire a une morale. Et cette morale nous parle de solidarité, de confiance, et d'une manière plus générale, d'éthique celle qui doit, j'en suis intimement convaincu, fonder les relations que la communauté doit entretenir avec son patrimoine..

Les peintures murales de Casenoves n'ont pas simplement une valeur artistique. Elles font également partie d'un patrimoine à signification religieuse. Elles expriment une manière de célébrer une conviction, une croyance ou une foi dépositaire des valeurs chrétiennes. Or, ce sont précisément ces valeurs qui ont façonné notre société, par delà les frontières et les États.

En ce sens, ces fresques appartiennent au patrimoine commun à tous les membres de cette société. La préservation de ce patrimoine commun, mais aussi sa mise en valeur dans les lieux de leur création, sont de la responsabilité des collectivités publiques et de leurs représentants politiques.

Le retour à Ille-sur-Tet des fresques de Casenoves illustre parfaitement cette volonté de ne pas réduire le patrimoine à un simple acte de droit à la propriété mais d'en faire l'enjeu d'une responsabilité collective et partagée.

C'était à l'évidence, le seul moyen de sortir de l'impasse juridique dans laquelle nous nous trouvions depuis que le Musée d'art et d'histoire de Genève avaient acquis, en toute légalité et bonne foi, L'Adoration des mages et Le Christ en majesté.

Car au fond, nous nous trouvions placé dans une situation inextricable, dans laquelle deux types de droit s'opposent.

Le droit de celui qui acquiert un bien dans des conditions légales normales ; qui achète en toute bonne foi et donc se sait légitimement propriétaire du bien qu'il a acquis. Et le droit de celui qui a été dépouillé d'un bien et qui donc, tout aussi légitimement, revendique le droit de le recouvrer.

Les fresques ont été arrachées aux murs de la chapelle où elles avaient été peintes ; elles ont ensuite rejoint le circuit habituel du commerce de l'art où elles n'ont pas tardé à susciter l'intérêt des collectionneurs et des musées. Leur expatriation a été avalisée par les services de l'administration française et c'est ainsi qu'en toute bonne foi, le Musée d'art et d'histoire de Genève en a acquis deux éléments.

Il était donc légitime que le musée fasse valoir son bon droit lorsqu'on voulut le lui contester devant les tribunaux.

Je ne vais pas ici rappeler les nombreux arrêts juridiques qui jalonnèrent ces pénibles années de litige. Le fait est que la voie était sans issue et que, chacune des parties campant fermement sur ses positions - sûres qu'elles étaient, chacune en toute bonne foi, de leur bon droit - la situation ne pouvait que rester durablement bloquée.

Elle le serait sans doute encore si la question n'avait pas été soumise à une appréciation plus politique. Celle-ci a en effet permis de dépasser le dogme juridique qui empêchait tout dialogue et, par voie de conséquence, toute chance de trouver une solution de nature à donner satisfaction aux deux parties.

Aujourd'hui, Ille-sur-Tet reprend la jouissance de deux oeuvres très précieuses de son patrimoine grâce à une solution équitable qui ne lèse personne. Bien au contraire, elle contribue à rapprocher nos deux collectivités.

Car une fois abandonnée la voie juridique, les parties ont appris à se connaître et à s'estimer. Le fil du dialogue s'est ainsi naturellement renoué, incitant à une meilleure appréciation des points de vue respectifs.

Les conditions furent ainsi créées pour que le Ministère de la culture et la Direction du patrimoine français prêtent une oreille attentive au souhait de la municipalité d'Ille-sur-Tet.

Dès lors, les correspondances échangées entre la ville de Genève et les autorités françaises le furent sur un ton cordial et constructif, marqué par une volonté évidente d'ouverture de part et d'autre.

Monsieur le Docteur Henri Soler, Maire d'Ille-sur-Tet ainsi que Madame Maryse Florette, maire adjointe ont beaucoup fait pour ce que ces contacts aillent de l'avant. Nous ne pouvions rester insensible devant tant de discrète ténacité.

Cette ténacité déploya également ses effets jusqu'à Paris. MM Jack Lang, Jacques Toubon et Philippe Douste-Blazy, Ministres de la culture, y répondirent en prenant une part active aux démarches qui devaient nous conduire à accepter de céder en prêt à l'État Français, pour une durée indéterminée, les peintures appartenant au Musée d'art et d'histoire de la ville de Genève.

J'étais pour ma part acquis à l'idée qu'il était important de mettre enfin un terme au triste feuilleton des fresques de Casenoves. Vous me pardonnerez sans doute d'avouer que j'y ai personnellement mis beaucoup d'énergie. En tant que Maire de Genève, suite à ma réélection au Conseil administratif de la Ville, en 1995, j'ai donné mandat à M. Càsar Menz, Directeur du Musée d'art et d'histoire, de mener les transactions nécessaires au retour des fresques dans leur commune d'origine.

C'est dire que je suis particulièrement heureux que ces journées du patrimoine puissent être marquées par le retour à Ille-sur-Tet de l'Adoration des mages et du Christ en majesté.

Je suis certain qu'il augure de relations fructueuses par-dessus nos frontières, des relations qui ne peuvent que servir la cause de la défense du patrimoine, sur la base de valeurs partagées.

A cet égard, vous me permettez de formuler un voeu.

Je souhaite en effet que l'accord passé entre Ille sur Tet et Genève fasse école et puisse servir d'exemple. Car il me paraît essentiel que la destinée du patrimoine artistique et culturel puisse reposer sur une véritable éthique de la solidarité et du bien commun, et non pas exclusivement comme c'est trop souvent le cas, dépendre des exigences dictées par un libéralisme mercantile et conquérant, ou encore par une idéologie nationaliste et réductrice.

L'éthique et la solidarité sont finalement les deux valeurs essentielles à la meilleure protection du patrimoine commun au profit de tous, dans toute sa diversité et sa richesse.

Je tiens à remercier les autorités de la commune d'Ille-sur-Tet, M le Maire Henri Soler ainsi que toutes les personnalités présentes pour l'accueil chaleureux qui nous a été réservé.

Et c'est avec un grand plaisir que M. Pierre Roehrich, Secrétaire général de mon Département, M. Câsar Menz et moi-même participons aux Fêtes du patrimoine 1997 dans votre magnifique région. Nous sommes heureux d'inaugurer avec vous l'exposition présentant les fresques dans leur nouvel écrin de l'Hospici d'Illa.

 


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Bibliographie : Jean Tosti, Les Cahiers du Vieil Ille
Conception :
Jacques Brest